Le loup et le chien
Un lecteur, riche industriel, me fit confidence qu’il se sentait chaque jour de plus en plus déprimé. L’amour de sa famille, sans qu’il le comprenne, lui pesait. Ses affaires le confinaient dans un milieu étouffant de faux-semblants. Il ne se sentait exister que par son statut social. Il n’avait, selon ses propos, aucune relation vraie avec ses contemporains. Pour le rassurer, je lui contais cette anecdote d’un travesti rencontré quelque temps auparavant dans une boîte de nuit. Il officiait comme serveur. Je passais une partie de la soirée attablé au zinc à m’entretenir avec lui. Lorsqu’à l’aube, je lui demandais à ce qu’il pensait au moment précis de ma question. Il me répondit compter le nombre de verres qu’il devrait vendre pour réunir l’argent nécessaire afin de se faire opérer et changer de sexe. N’y avait-il pas là plus grand désarroi ?
Il m’interrompit en soulignant que seul un poète peut s’offrir des rencontres « extraordinaires ». Sa liberté lui autorisait à franchir les frontières des cases sociales. J’étais pour lui un loup et il n’était que le chien soumis aux diktats d’une société consumériste.
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Volubile
Une troupe de théâtre locale était invitée à se produire à Prague dans le cadre des festivités commémorant le bicentenaire de la révolution Française. Un ami, pour être du voyage, se fit fort de trouver un sponsor pour financer le transport des décors. Effectivement, un industriel accepta de soutenir le projet. Nous rencontrâmes ce généreux bienfaiteur afin de conclure l’affaire. A la fin de l’entretien, l’ami, volubile, croyant bien faire, évoqua à notre hôte, fier de sa réussite sociale, sa défunte mère, sarrau noir, sabots de bois, coiffe bretonne et dos courbé, allant sempiternellement chercher l’eau avec son seau à la fontaine du village. Le théâtre dût payer cette odyssée de ses propres deniers.
Bien-entendu, « l’ami » ne fut pas du voyage.
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Fellation
Un homme marié, pour épicer sa vie sexuelle, fit appel aux petites annonces pour rencontrer une femme libérée. Il trouva la partenaire idéale. Avec elle, il grimpa crescendo toutes les échelles du plaisir jusqu’à s’abandonner en sa compagnie à la fréquentation des clubs échangistes. Un soir, dans la semi-obscurité d’une partouze, sa main plongea dans la chevelure d’une inconnue qui prenait à pleine bouche l’essentiel de sa virilité. A la caresse, il sursauta en reconnaissant au contact de la nuque quelque chose de familier. C’était son épouse, nue. Elle offrait, dans la précipitation, sans connaître le bénéficiaire, l’acte de la fellation qu’elle avait dûment refusé durant toute sa vie conjugale.
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A quatre pattes
Je séjournais chez des amis de la banlieue parisienne en même temps qu’une charmante vieille dame. Elle rendait visite à sa petite fille, montée à Paris pour étudier l’art du théâtre. Le lendemain, nos hôtes nous véhiculèrent vers la capitale. Nous nous retrouvâmes rapidement immobilisés dans un de ces nombreux embouteillages qui bloquent la périphérie. Un panneau d’affichage attira le regard de l’aïeule : une fille nue rugissait comme une lionne pour inviter le mâle à téléphoner à une messagerie rose. Il lui parut reconnaître sa descendante. Mes amis la rassurèrent. Certes, la demoiselle ressemblait à sa protégée. Mais, elle s’affichait rousse, amorale et provocatrice. Sa petite fille, quant à elle, était blonde, réservée et pudique.
Le modèle était bien l’enfant chérie de son cœur comme je l’appris plus-tard. Arrivée deux ans plus tôt à la conquête de la ville de lumière, elle avait dû consentir pour ne pas mourir de faim à poser dans le plus simple appareil pour les photographes amateurs ou professionnels. D’après-elle, à son insu, elle s’était retrouvée, affichée « à poil » et « à quatre pattes » sur les murs de la métropole pour la concupiscence des parisiens.
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Boomerang
Elégant dans un costume trois pièces, avec cravate assorti, je rencontre ce cadre dynamique venu du centre de
la France postuler à un emploi rémunérateur dans une entreprise de la région. Nous sommes quatre à converser sous l’air tiède d’une terrasse de café. Un ami d’origine kabyle, fin lettré vient à notre table pour nous saluer. Notre quidam esquive d’une façon inélégante la poignée main et maugrée quelques propos racistes à l’oreille de son voisin. J’appris le lendemain qu’il avait échoué à son entretien.
Il s’était retrouvé face à l’homme qu’il avait, la veille, toisé, de son mépris.
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Bon œil
Devant la recrudescence des chats sauvages et des dommages qu’ils occasionnaient, les habitants d’un village prirent une décision radicale. A la tombée de la nuit, aux endroits stratégiques du bourg, ils déposèrent de la nourriture empoisonnée. Cette population féline indésirable disparut en quelques mois. Un matou borgne au poil roux croûteux frappa les esprits. Il s’approchait des pitances, les humait et dédaigneux s’éloignait sans les toucher, comme protégé par un sixième sens.
Les enfants le surnommèrent « Bon œil ». Les parents, agacés par sa clairvoyance, y voyaient eux le mauvais.
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L’amour des roses
A Vannes, le président d’une association de lutte contre le Sida a été confondu pour détournements financiers. Il ne s’était pas enrichi personnellement. Atteint, lui-même par la maladie, vivotant d’une maigre allocation de l’état, il décorait à grands frais, son appartement du superflu et de sa fleur préférée.
C’est dans ce parfum de scandale et de roses qu’il rendit l’âme.